juillet 01, 2021
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Repenser l’histoire du XXe siècle

Deux universitaires allemands démontrent l'impact considérable du génocide arménien sur le monde et l'histoire du XXème Siècle lors de deux conférences en ligne, organisées dans le cadre du projet européen "Ideas & their Consequences : Genocide and International Justice after 1919".

Les 2 et 3 juin 2021, près de 200 participants ont eu l’occasion de (re)découvrir les travaux de deux historiens allemands, Dr. Rolf Hosfeld et Stefan Ihrig, consistant à réexaminer l’histoire européenne du XXème siècle en plaçant le génocide de 1915 au cœur de ses nombreux récits.

Ces deux événements se sont tenus dans le cadre du projet "Ideas & their Consequences : Genocide and International Justice after 1919" co-financé par le programme "L'Europe pour les citoyens" de l'Union européenne. Mené par l'UGAB Europe, en partenariat avec la Lepsiushaus de Potsdam, l'Union Européenne des Étudiants juifs (EUJS) et l'organisation rom Phiren Amenca, le projet vise à rendre compte de l'héritage de la Première Guerre mondiale et de son double impact sur l’histoire européenne du XXe siècle - à savoir, d’une part, l’émergence d’une justice internationale et des grands mouvements humanitaires pour venir en aide aux victimes, et d’autre part, la propagation d’idéologies politiques radicales qui seront à la source des pires atrocités que le siècle aura encore à connaître.

Prenant la parole lors de la conférence du 2 juin, le Dr Rolf Hosfeld, directeur de la Lepsiushaus à Potsdam - centre de recherche sur le génocide des Arméniens comprenant les archives du célèbre pasteur allemand Johannes Lepsius - présenta en détails la formidable histoire du procès de l'étudiant arménien Soghomon Tehlirian, jugé à Berlin, en 1921, pour le meurtre de Mehmed Talaat, ancien grand vizir de l'Empire ottoman et principal responsable du génocide des Arméniens.

Intitulée "The Rise of International Law : the Talaat Pasha Trial in June 1921", la conférence animée par Roy Knocke, maître de conférences à l'université de Potsdam, examina comment ce procès sommaire de deux jours se termina par l'acquittement surprenant de l'accusé malgré la reconnaissance par ce dernier de son crime, rendue célèbre par sa fameuse réplique : "j'ai tué un homme, mais je ne suis pas un meurtrier".

Comme l’indiqua Hosfeld, au moment de l'assassinat, en mars 1921, les médias occidentaux étaient déjà au courant du génocide des Arméniens et de ses responsables. En effet, deux jours après le meurtre, le New York Times écrivait : "l'assassinat de Talaat Pacha était en fait le dernier acte d'une tragédie dont les premières scènes avaient été jouées dans les déserts ensanglantés d'Asie Mineure". Le journal faisait donc déjà allusion au fait que la victime dans cette affaire de meurtre était, en réalité, le meurtrier.

Toutefois, si le monde était au courant des horreurs commises contre les Arméniens pendant la Première Guerre mondiale, Hosfeld rappela que les responsables allemands continuèrent, de leurs côtés, depuis la fin de la guerre, à entretenir des relations privilégiées avec leurs anciens alliés turcs. En effet, ce n'est pas une coïncidence si Talaat a trouvé refuge en Allemagne après la guerre. Hosfeld décrivit notamment les funérailles de Talaat Pacha à Berlin auxquelles assistèrent d'éminentes personnalités allemandes issues des milieux politiques, militaires et de ceux des affaires, précisant qu’une couronne du ministère allemand des Affaires étrangères lui avait même été dédiée, qualifiant Talaat comme “un grand homme d'État et un ami loyal".

Selon Rosfeld, dans certains milieux politiques, jusqu'à son assassinat, Talaat était encore perçu comme un "maître expérimenté des révolutions" et celui-ci, depuis la fin de la guerre, était effectivement "peu disposé à accepter la défaite comme quelque chose de définitif". Malgré son exil à Berlin, selon Rosfeld, Talaat "tirait les ficelles du mouvement national turc en Anatolie, (...) espérant initialement utiliser Mustafa Kemal comme une marionnette pour ses propres plans".

Dans un tel contexte, qu'est-ce qui a fait que cette affaire criminelle à Berlin s'est transformée en un tribunal sur les crimes contre l'humanité perpétrés par la victime? Comment cette affaire a-t-elle tourné en procès politique à la résonance internationale?

Les éléments de réponses apportés par Hosfeld mirent en lumière l'importante contribution du pasteur Johannes Lepsius à la préparation du procès de Tehlirian et à sa ligne de défense. Le pasteur, qui avait publié et distribué en 1919 une collection de dossiers diplomatiques sous le titre “L'Allemagne et l'Arménie 1914-1918”, conseilla l'accusé sur le choix de son avocat et sur la sélection des documents à présenter au procès, comprenant, entre autres, les célèbres télégrammes turcs attestant de la responsabilité des dirigeants Jeunes Turcs, et notamment de celle de Talaat Pacha. Selon Rosfeld, Lepsius aurait également aidé à la préparation du témoignage de Tehlirian, faisant état du massacre de sa famille et de son propre récit de survivant.

Comme le commente le New York Times après le verdict, "bien que la défense de Tehlirian ait plaidé l’aliénation mentale temporaire, sa véritable défense était le passé horrifiant de Talaat Pacha, faisant de l'acquittement de l'Arménien une condamnation à mort pour le Turc. »

L'issue de ce procès, comme le souligna Hosfeld, fût d’une importance majeure pour les Arméniens du monde entier, mais elle marqua également des personnalités internationales telles que la politologue Hannah Arendt, qui cita le procès dans son livre Eichmann in Jerusalem, et les avocats Raphael Lemkin et Robert M. W. Kemper (l'un des procureurs du procès de Nuremberg contre les Nazis après la Seconde Guerre mondiale). Comme le mentionna Rosfeld, selon Arendt, le procès était "au moins aussi important que l'assassinat lui-même. Il n'a pas résolu la tension entre l'équité et la justice, mais il l'a rendue publiquement visible". En rendant compte des manquements du droit international, ce procès fût également une expérience fondatrice pour Lemkin qui continuera d’y faire référence jusqu’en 1944 lorsqu’il inventa le terme de génocide.

La conférence du 3 juin, donnée par Stefan Ihrig, professeur d'histoire à l'Université de Haïfa et auteur du livre « Justifying Genocide. Germany and the Armenians from Bismarck to Hitler », a permis de poursuivre la réflexion sur les profondes répercussions engendrées par le génocide de 1915 sur l’histoire du XXème siècle.

Intitulée "Le péché originel de l'Europe du XXe siècle: (ré)intégrer le génocide des Arméniens dans l’histoire européenne et mondiale”, cette conférence avait comme objectif de rendre compte des racines du totalitarisme qui a caractérisé l’Europe du XXème siècle, en plaçant le génocide des Arméniens de 1915 et son déni au cœur de ce récit.

Organisée en partenariat avec le Mémorial de la Shoah à Paris, la conférence était animée par Claire Mouradian, directrice de recherche émérite au CNRS.

Dans sa présentation, Ihrig revint plus en détail sur ce qui avait, en partie, déjà été exposé dans la conférence de Rosfeld, à savoir combien l’extermination des Arméniens de l’empire ottoman était déjà connue au moment des faits. Ce qu’Ihrig mit en exergue, c’est que non seulement ce génocide était déjà connu du monde à l’époque, mais qu’il était même utilisé comme "point de référence et comme avertissement". À titre d'exemple, Ihrig mentionna Winston Churchill qui, pendant la guerre, en 1915, "plaida en faveur de l'utilisation de gaz toxiques à Gallipoli, citant ce qui arrivait aux Arméniens comme preuve que les Turcs avaient de toute façon perdu le droit à une guerre civilisée".

Ihrig fit également remarquer l’existence surprenante, en Allemagne, d’un intense débat public autour du génocide des Arméniens, entre 1919 et 1923. Un fait, en effet, tout à fait remarquable compte tenu de l'époque turbulente et des défis auxquels l'Allemagne était confrontée dans ces premières années d'après-guerre.

Ce débat autour du génocide des Arméniens, selon Ihrig, atteint son apogée avec le procès de Tehlirian de 1921.

Si la population allemande était au courant de l'extermination des Arméniens, Ihrig souligna que les Nazis l'étaient certainement aussi. Dans leurs publications, expliqua Ihrig, les Nazis "mentionnèrent l'éradication des minorités en Turquie, et à plusieurs reprises, comme l'une des conditions préalables essentielles au renouveau ethnique, à la renaissance de la Turquie". Ihrig décrivit ainsi comment les Nazis ont œuvré à justifier le génocide et à glorifier l'image d'une Turquie nouvelle et moderne comme une sorte de "pays des merveilles post-génocidaire". En outre, comme le précisa Ihrig, les Nazis savaient parfaitement que les Turcs avaient échappé à leur peine, qu’ils n’avaient pas été punis pour les crimes qu’ils avaient commis. Ceci, selon Ihrig, constitua "un précédent dangereux et funeste pour le monde et le reste du 20e siècle".

Dans sa présentation, Ihrig mit également en lumière la figure influente du romancier allemand Franz Werfel dans les années 1930. Il décrivit la tournée de Werfel à travers l'Allemagne au cours de l'hiver 1932-1933, destinée à mettre en garde contre les dangers d’une possible arrivée au pouvoir d'Hitler. Ihrig expliqua qu’au cours de cette tournée, Werfel lisait des extraits de son roman inachevé "Les Quarante Jours de Musa Dagh", en particulier le chapitre dans lequel Johannes Lepsius rencontre Enver Pasha et implore le dirigeant ottoman de mettre fin à l'extermination des Arméniens. Si le livre de Werfel fut censuré sous le Troisième Reich en Allemagne, Ihrig rappella que celui-ci fut traduit en plusieurs langues et qu’il devint même un best-seller aux Etats-Unis dans les années 1930. Selon l’historien, ce qui est d’autant plus remarquable, c’est le succès populaire du livre dans les ghettos juifs d'Europe de l'Est. Ihrig cita un survivant du ghetto de Kovno en Lituanie qui décrivit ses impressions après avoir lu le livre en 1942 : "Notre analyse du livre indiquait que si le monde ne venait pas au secours des Arméniens, qui étaient chrétiens après tout, comment pourrions-nous, nous Juifs, espérer de l'aide?"

En effet, les travaux d’Ihrig concernant le génocide de 1915 le pousse à constater que malheureusement sa connaissance n’a pas aidé à le prévenir, que le monde savait, mais qu’il n’a pas réagi. Pire, selon l’historien, seules les mauvaises personnes en ont tiré des conclusions : "une nation qui commet des atrocités à grande échelle et même un génocide peut rester impunie et même jouir des fruits et des avantages matériels de son crime". Pour Ihrig, c'est bien là la leçon que les Nazis ont tirée de la Première Guerre mondiale.

Du point de vue de l’historien, le XXe siècle a peut-être été moins caractérisé par de grandes idéologies que par l'émergence d'États modernes dotés de "pouvoirs inégalés de contrôle, de coercition et de violence physique". Selon lui, nous vivons peut-être encore aujourd'hui dans une prolongation du XXe siècle, "une période qui apparaîtra un jour comme une ère pervertie de l'âge des ténèbres moderne éclairé - au cours de laquelle nous avions les moyens, les connaissances et souvent même la volonté, aussi faible soit-elle, d'empêcher des milliers et des millions de personnes d'être tuées par leurs propres États et gouvernements, mais qui ne l'avons pas fait, qui n'avons pas pu le faire".

S'appuyant sur le constat précédent, Ihrig insista, en guise de conclusion, sur la nécessité absolue "de réintégrer correctement le génocide des Arméniens dans l'histoire mondiale". Cela signifie non seulement que le génocide de 1915 doit être reconnu et enseigné dans les écoles du monde entier, mais aussi qu'il est nécessaire de lutter pour une interprétation radicalement nouvelle de l'histoire du XXème siècle qui permettrait au génocide des Arméniens de l’empire ottoman de faire partie intégrante des récits de la Première Guerre mondiale, tout en accordant une attention appropriée à la chronologie de ce génocide.

Si ces deux premières conférences ont permis de commencer à repenser l'héritage de la Première Guerre mondiale et son impact sur l'histoire du 20e siècle, il s’agit d’une réflexion que l’UGAB souhaite encourager et poursuivre à travers le projet européen "Ideas & their Consequences : Genocide and International Justice after 1919 » et notamment dans le cadre d’une conférence internationale qui se tiendra à Berlin cet été.

Pour en savoir plus sur le projet, veuillez consulter le site : https://www.genocideandjusticeafter1919.com/

Cet article a été publié dans les Nouvelles d'Arménie Magazine n°286