février 06, 2024
A- A+
read

Astrig Atamian : "Si on revendique l'héritage de Manouchian, il faut en être digne"

  • Image
    Astrig Atamian

L’ouvrage “Manouchian”, écrit par Astrig Atamian, Claire Mouradian et Denis Peschanski et publié aux éditions Textuel, retrace l’itinéraire de ce couple de résistants communistes, tous deux orphelins survivants du génocide des Arméniens de 1915 et engagés dans la résistance française. Soutenu par l’UGAB, ce récit passionnant contient des archives inexplorées jusque-là.

Nous avons voulu inscrire les trajectoires de Missak et de Melinée Manouchian dans le temps long, depuis leur naissance dans l’Empire ottoman finissant, jusqu’à nos jours à travers les aléas de la mémoire.

Pouvez-vous nous raconter les origines de ce projet ?

L’hypothèse de l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon a accéléré le calendrier des publications et a été à l’origine de nombreux projets qui ont renouvelé l’historiographie du résistant.

Les initiatives pour faire entrer Missak Manouchian au Panthéon ne datent pas d’hier. En 2013, l’écrivain René Dzagoyan s’était allié au député des Hauts-de-Seine Jean-Marc Germain pour proposer au président Hollande d’introniser le groupe Manouchian au Panthéon. Le choix de François Hollande s’était finalement porté sur quatre résistants gaullistes.

Tant que les démarches étaient portées par des Arméniens, elles ont été qualifiées “communautaristes”.

En 2022, une organisation française, Unité Laïque, a repris ce combat avec succès. Elle a créé un comité de soutien pour la panthéonisation de Missak Manouchian avec Denis Peschanski comme conseiller historique. Contacté par l’éditeur Textuel qui projetait de consacrer un livre au couple Manouchian, ce dernier a sollicité Claire Mouradian qui a son tour m’a proposé de faire partie de l’aventure, ce que j’ai accepté avec joie !

Comment s’est déroulé l’écriture et comment vous êtes-vous répartis le travail ?

Nous avons voulu inscrire les trajectoires de Missak et de Melinée Manouchian dans le temps long, depuis leur naissance dans l’Empire ottoman finissant, jusqu’à nos jours à travers les aléas de la mémoire. En tant que spécialiste de l’Arménie et de l’histoire du peuple arménien, Claire Mouradian a tout d’abord restitué le contexte dans lequel Missak et Melinée ont grandi, celui de la guerre et du génocide qui les a tous deux laissés orphelins.

Ma partie commence avec leur arrivée en France, leur nouvelle vie dans l’exil. A l’instar de la plupart des rescapés du génocide, Missak est arrivé avec un contrat de travail car l’industrie française avait besoin de main d’œuvre au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il s’est politisé dans le Paris du Front populaire, a rejoint la Main d’œuvre immigrée du parti communiste français et plus spécifiquement sa sous-section arménienne créée en 1924.

Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et auteur du livre de référence sur les FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans de la Main-d'œuvre immigrée) Le Sang de l’Etranger (1989), Denis Peschanski a quant à lui mis en lumière la façon dont les services de la préfecture de police de Paris ont démantelé le réseau de Manouchian.

La quatrième partie de l’ouvrage aborde la question de la mémoire qui a connu plusieurs grands tournants depuis les années 1950.

L’une des particularités de cet ouvrage est la quantité d’archives jusque-là inexplorées sur le couple Manouchian. Comment vous les êtes-vous procurées ?

Nous avons effectivement eu accès à beaucoup d’archives jusque-là jamais dévoilées au grand public, et pour cela je tenais à remercier David Lestringant qui nous a accompagnés pour la recherche iconographique. David a interrogé plusieurs centres d’archives en France, au Liban et en Arménie. Il était également en contact avec Katia Guiragossian, petite-nièce de Mélinée Manouchian, qui lui a prêté des documents conservés dans sa famille. Nous avons fait l’émouvante découverte du dossier de Missak Manouchian dans les archives de la préfecture de police. Cela nous a donné l’occasion de croiser les informations avec le témoignage de Mélinée publié en 1974 et qui est longtemps restée la seule source explorée pour retracer le parcours de Missak. Merci également à la bibliothèque NUBAR de l’UGAB qui nous a donné accès à des documents uniques.

Qu’est-ce qui fait de cet ouvrage un projet grand public selon vous ?

Le format tout d’abord. Les textes sont assez courts, il n’y a pas de notes de bas de page. C’est un “beau-livre” que les gens peuvent consulter avec plusieurs entrées de lecture, tout en ayant la possibilité de suivre l’histoire des deux héros. Le livre est synthétique. Nous ne pouvions pas tout dire évidemment, mais nous avons fait au mieux pour résumer l’histoire afin qu’elle soit accessible et facile à lire.

Aujourd’hui Missak Manouchian obtient l’une des plus hautes distinction donnée par la nation française. Pourtant, Manouchian a fait l’objet de plusieurs polémiques.

Au milieu des années 1980, il y a eu une « Affaire Manouchian ». Certains anciens résistants avaient laissé entendre que le PCF avait été à l’origine de la chute du groupe Manouchian, que ses membres avaient été « lâchés ».

La publication par Denis Peschanski du Sang de l’Etranger en 1989 a contribué à éteindre cette polémique. Il a mis à jour une autre réalité en expliquant que les résistants étaient tombés parce que le rapport de force avec la police était largement en leur défaveur.

Les polémiques du passé ne sont pas complètement éteintes cependant. Aujourd’hui, la panthéonisation de Missak Manouchian fait grincer des dents certains historiens qui remettent en cause son efficacité dans les FTP-MOI, voudraient voir d’autres résistants honorés à sa place. D’autres encore estiment que panthéoniser Missak Manouchian seul, en excluant ses camarades, n’a pas de sens.

Quel est selon vous le message politique derrière cette panthéonisation ?

Au milieu des années 1950, Louis Aragon s’est inspiré de la poignante lettre d’adieu que Missak a adressé à Mélinée pour écrire “L’affiche rouge”, poème mis en musique et chanté plus tard par Léo Ferré. Depuis, le couple Manouchian fait partie de l’imaginaire collectif. Il est devenu le symbole de tous les communistes étrangers qui ont combattu le nazisme sous l’occupation.

Après la Libération, on a très tôt parlé de « groupe Manouchian » pour signifier en réalité les FTP-MOI de la région parisienne. Cela explique la forte charge symbolique de ce nom qui est rentré dans l’histoire.

En tant qu’Arméniens, on s’en félicite et on peut être tenté de s’en enorgueillir. Mais si on revendique son héritage, il faut être logique et être digne de son combat politique pour la justice et la liberté, contre l’oppression et la barbarie. Sinon, on prêterait à juste titre le flanc aux accusations de communautarisme.

L’ironie de l’histoire c’est que Missak Manouchian incarne aujourd’hui aux yeux de la droite l’exemple du “bon immigré” qui admirait la culture française et a versé son sang pour la France. On oublie que l’administration lui a refusé la nationalité française à deux reprises… Du reste, il a été reconnu « Mort pour la France » en 1971, c’est-à-dire assez tard.

Cet article a été publié dans les Nouvelles d'Arménie Magazine n°314