9 juin 2023
Le 11 avril, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en partenariat avec l’UGAB Europe, accueillait devant une salle comble l’avant-première belge du film « Aurora’s Sunrise ». Organisée avec le soutien du Centre socio-culturel arménien de Belgique (CSCAB), le Comité des Arméniens de Belgique (CAB) et Masis Films, la projection fut suivie d’une séance de questions-réponses avec la réalisatrice Inna Sahakyan.
UGAB : Aurora Mardiganian est considérée aujourd’hui comme une survivante et un témoin important du génocide des Arméniens. Son histoire est toutefois restée très longtemps méconnue. Quand avez-vous entendu parler d’elle pour la première fois ?
Inna Sahakyan : Tout a commencé en 2014 lorsque je travaillais pour Bars Media sur un projet de documentaire télévisé sur le génocide arménien. On travaillait en collaboration avec l’Institut Zoryan, à Toronto, qui possède une vaste collection de témoignages vidéo de survivants du génocide arménien. J’ai visionné plus d’une centaine de témoignages avant de découvrir celui d’Aurora Mardiganian, enregistrée en 1984. Son nom m’était familier car j’avais lu ses mémoires qui racontent sa survie pendant le génocide, mais je ne connaissais pas le reste de son histoire. Lorsque j’ai écouté son interview, j’ai été frappée de découvrir que, malgré la douleur et la souffrance, son histoire ne s’apparentait pas à celle d’une victime. Elle était vraiment différente des autres histoires. Alors qu’elle n’était qu’une adolescente de 14 ou 15 ans à l’époque du génocide, Aurora a vraiment agi pour sa survie et pour venir en aide aux autres, notamment en désobéissant. Et seulement deux ans après avoir échappé aux massacres, elle a accepté de revivre son traumatisme pour l’écran, avec un seul objectif : aider sa nation. Cela m’a vraiment impressionné. Elle était également une conteuse hors pair. Même dans cette interview enregistrée sur une VHS de mauvaise qualité, on peut immédiatement sentir sa forte personnalité et la façon dont elle est capable d’incarner l’histoire qu’elle raconte. C’est à ce moment-là que mon équipe et moi-même avons décidé d’abandonner notre projet initial de documentaire pour nous concentrer sur l’histoire unique d’Aurora.
UGAB : Pourquoi avoir choisi le documentaire d’animation pour raconter l’histoire d’Aurora ?
I. S. : L’idée d’utiliser l’animation était déjà présente lorsque nous travaillions sur le projet initial de documentaire. Elle m’est venue après avoir vu le film Valse avec Bashir, qui reste pour moi un film marquant et inspirant. Je pense que l’animation est un médium très puissant pour dépeindre quelque chose d’aussi difficile qu’un traumatisme. Elle introduit une certaine distance, car il s’agit explicitement de la représentation d’un événement et non de l’événement lui-même. Et en même temps, en communiquant les couleurs, les odeurs, les goûts et les textures de l’histoire, l’animation comble cette distance et permet au spectateur de s’engager profondément dans la narration et le cœur thématique de l’histoire. Pour moi, il était évident que seule l’animation pouvait capturer la qualité épique de l’histoire d’Aurora et lui donner un attrait beaucoup plus large qu’un documentaire classique fait principalement d’interviews.
UGAB : L’utilisation de matériel d’archives joue également un rôle important dans votre film. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce mélange d’archives et leur place dans la structure du film ?
I. S. : Les interviews vidéo d’Aurora ont été mon point de départ pour construire la structure du film. Après avoir entendu son témoignage et l’histoire de son rôle dans la production hollywoodienne Ravished Armenia, l’étape suivante consistait bien sûr à visionner ce qui restait du film. Une séquence de 18 minutes était disponible sur YouTube, mais dans une qualité très médiocre. Malgré la mauvaise qualité, c’était tout de même incroyable à voir. Il s’agissait d’une grande production hollywoodienne, avec de nombreux figurants, des tournages en extérieur, etc. Même s’il ne reste que quelques scènes avec Aurora dans les fragments qui restent, c’était vraiment impressionnant de la voir rejouer ces scènes qu’elle avait vécues à peine quelques années auparavant. Dans ses interviews, Aurora explique à quel point elle était stressée sur le plateau de tournage à la vue de tous ces acteurs habillés en officiers turcs. Son traumatisme était encore très vif et il n’était pas toujours facile pour elle de distinguer la réalité de la fiction. C’est ce que j’ai essayé de retranscrire dans le film. Et encore une fois, malgré son traumatisme personnel, elle est allée de l’avant, en continuant à remplir sa mission de témoin. Cela montre sa force et sa personnalité incroyable.
UGAB : Ravished Armenia a été un succès au box-office lors de sa sortie en 1919. Il a ensuite mystérieusement disparu et seuls quelques fragments ont été retrouvés dans les années 1990. Pouvez-vous nous raconter comment cette copie a survécu ?
I. S. : L’histoire commence à Marseille à la fin des années 1930, avec un cinématographe franco-arménien, Yervant Setian. Un jour, il trouve la copie intégrale du film dans un cinéma local. Il ne connait ni Aurora Mardiganian ni Ravished Armenia, et ne réalise pas encore ce qu’il vient de trouver. Alors qu’il décide de partir pour l’Arménie soviétique, dans le cadre de la grande campagne de rapatriement, il décide d’emporter les pellicules du film avec lui. Mais comme il n’a pas les droits sur le film, il va remonter le film, couper les pellicules, remonter les scènes dans le désordre et rebaptiser le film « Deir Zor ». Il prend une nouvelle licence pour le film et embarque sur le bateau pour l’Arménie. On ne sait pas exactement comment il a ensuite perdu la plupart des pellicules au cours de son voyage, mais à son arrivée à Erevan, une seule bobine survit, qu’il donne aux archives nationales de l’Arménie soviétique. Elle y est restée pendant des années, étiquetée comme un documentaire sur le génocide arménien, sous le titre « Deir Zor ». En 1994, Eduardo Kozanlian, un chercheur argentin qui connaissait Aurora Mardiganian et le scénario de Ravished Armenia, découvre le film aux Archives nationales d’Erevan et comprend qu’il ne s’agit pas d’un documentaire mais de fragments du film hollywoodien de 1919 !
UGAB : Votre film rend hommage au combat extraordinaire d’Aurora Mardiganian qui n’a pas eu la reconnaissance qu’elle méritait de son vivant. Qu’est-ce qui vous a motivé à porter son histoire à l’écran ?
I. S. : Aurora a fait l’expérience de beaucoup de souffrance et de douleur pendant le génocide, alors qu’elle n’était qu’une adolescente. Mais elle a refusé d’être une victime : malgré son traumatisme, elle a accepté de participer à cette grande production hollywoodienne parce qu’elle avait un objectif humanitaire. Et le film a permis de récolter des millions de dollars pour aider les orphelins arméniens. Aujourd’hui encore, il y a des jeunes femmes dans le monde qui ont survécu à la guerre ou au génocide et qui sont des modèles et des porte-voix pour leur pays, comme Malala Yousafzai ou Nadia Murad. Je pense que le rôle d’Aurora est comparable à celui de ces femmes aujourd’hui, même si c’était il y a cent ans. Avec ce film, nous essayons de faire connaître plus largement son histoire, car les récits du génocide restent encore trop peu connus. Pour moi, Aurora est comparable à Anne Franck. Dans les deux cas, ce sont deux jeunes femmes fortes qui ont résisté face aux génocides. Combien de films et de livres sur Anne Franck circulent-ils ? Son histoire est enseignée dans les écoles du monde entier. Je pense que notre gouvernement, les organisations arméniennes, devraient accorder beaucoup plus d’attention à Aurora. Notre jeune génération a besoin de modèles pour se rapprocher de notre passé, pour préserver notre mémoire, et Aurora peut être un de ces modèles.
Propos recueillis par Céline Gulekjian